jeudi 6 juillet 2023

Soljénitsyne clairvoyant

KE 831 (17 juin 2023 ) et KE 832 (24 juin 2023)



La clairvoyance de Soljénitsyne


L’artiste voit l’éclat de nos cités en feu —

Éteignons l’incendie en nous tournant vers Dieu !


Dans son ouvrage le plus connu et qui l’a rendu célèbre, L’Archipel du Goulag (1973), l’écrivain russe Alexandre Soljénitsyne (1918–2008) dénonça clairement et fermement le communisme soviétique. Ce livre en trois tomes joua un rôle capital en manifestant au monde les horreurs du communisme, et il est le fruit de la propre conversion de l’auteur, revenu à ce qui était autrefois respecté : Dieu et la patrie. Cette conversion est intervenue pendant les huit années (1945–1953) de son emprisonnement dans les goulags soviétiques (camps de prisonniers). Le texte ci-dessous est un extrait légèrement adapté d’un discours prononcé au National Arts Club de New York en 1993. Il y révèle sa claire perception des arts modernes comme reflet d’un grave manque de vie spirituelle dans les âmes, à l’Ouest comme à l’Est.


Notre monde entier vit un siècle de maladie spirituelle, qui se reflète nécessairement dans les arts. Un sentiment de confusion du monde est apparu, non seulement dans les anciens pays communistes, mais aussi en Occident, où l’augmentation sans précédent des avantages matériels de la civilisation, comme l’amélioration constante du niveau de vie, s’est accompagnée d’une érosion et d’un obscurcissement des idéaux moraux et éthiques jusque-là élevés. L’axe spirituel de la vie connaît un crépuscule et il existe des artistes pour qui le monde semble aujourd’hui n’avoir aucun sens, et ressemble à un tas d’ordures aberrant. Oui, la culture mondiale traverse aujourd’hui une crise très grave.


L’une des solutions a consisté à recourir à de nouvelles méthodes ingénieuses, comme si la crise n’avait

jamais existé, comme si le changement du support pouvait compenser l’absence du message. Vains espoirs. Rien de valable ne peut être construit sur le fondement d’une négligence des significations supérieures, ou d’une vision relativiste des concepts et de la culture dans leur ensemble. D’ailleurs, on peut discerner sous la surface quelque chose de plus grave qu’un phénomène limité à l’art, qui brille non pas de lumière, mais d’une inquiétante lueur cramoisie, comme celle d’une cité en flammes . . .


Car sous ces expériences omniprésentes et apparemment innocentes de rejet d’une tradition «dépassée », se cache une hostilité profonde à l’égard de toute spiritualité. Ce culte incessant de la nouveauté, avec son affirmation que l’art n’a pas besoin d’être bon ou pur, du moment qu’il est nouveau, encore plus nouveau, et toujours plus nouveau, cache une tentative implacable et soutenue sur le long terme, de saper, de ridiculiser et de déraciner tous les préceptes moraux.

Comme s’il n’y avait pas de Dieu, pas de vérité, comme si l’univers était chaotique, qu’il n’y avait pas d’absolu, comme si tout était relatif.


En effet, en ces dernières décennies du 20e siècle, la littérature, la musique, la peinture et la sculpture mondiales ont fait preuve d’une tendance obstinée à évoluer non pas vers le haut, mais horizontalement, non pas vers les plus nobles réalisations de l’artisanat et de l’esprit humain, mais vers le bas, vers leur désintégration dans une recherche désespérée et pernicieuse de « nouveauté ». Pour décorer les espaces publics, nous installons des sculptures qui prétendent que la laideur pure mérite notre attention — et nous ne sommes même plus surpris. Pourtant, si des visiteurs de l’espace captaient notre musique sur les ondes, comment pourraient-ils deviner que les terriens aient eu un Bach, un Beethoven, un Schubert, qui sont aujourd’hui abandonnés comme s’ils étaient périmés et obsolètes ?


Si nous, créateurs d’art, nous soumettons docilement à cette dégringolade, si nous cessons d’être attachés à la grande tradition culturelle des siècles passés, ainsi qu’aux fondements spirituels dont cette noble tradition est issue, nous contribuerons à une chute extrêmement dangereuse de l’esprit humain sur terre, à une dégénérescence de l’humanité dans une sorte d’état inférieur, proche de l’animalité. Et pourtant, il est difficile de croire que nous allons permettre que cela se produise. Même en Russie, si terriblement malade en ce moment (1993), nous attendons et espérons qu’après le coma, après une période de silence, nous sentirons le souffle de la littérature russe se réveiller, et que nous observerons chez nos jeunes frères l’arrivée de forces nouvelles venant à notre secours.


Kyrie eleison.


Soljénitsyne mis en pratique


L’art vrai dispose l’âme aux vertus naturelles,

Et l’aide à parvenir à ses fins éternelles.


Dans ces Commentaires de la semaine dernière, Soljénitsyne affirmait que les arts manifestent ce que les hommes ont dans l’âme ; que les arts contemporains trahissent un vide spirituel ; qu’un tel vide n’augure rien de bon pour l’homme, à quelque époque que ce soit. Soljenitsyne lui-même n’était pas catholique, il fut même athée dans sa jeunesse. Mais huit années de souffrance dans les camps de prisonniers communistes lui firent comprendre que Dieu existait, ce qui lui a donné une vie spirituelle et une compréhension de la réalité qui font cruellement défaut à nombre d’âmes, desséchées par le communisme à l’Est, mais aussi desséchées à l’Ouest par des siècles de rationalisme et de matérialisme (y compris de trop nombreux « catholiques » – pensez à Vatican II). Mettons certaines leçons de Soljénitsyne en pratique dans nos propres vies.


Traitons tout d’abord de notre mépris des arts – dont un exemple est la façon dont aujourd’hui les journaux impriment la poésie comme s’il s’agissait de prose (les matérialistes n’aiment pas la poésie qui suggère toujours que la vie ne se résume pas à la prose). Mais, à cause de la nature que Dieu nous a donnée, les hommes ont, en plus de leur corps matériel, une âme immatérielle qui aspire et qui vibre aux histoires, à la musique, aux images ou aux sculptures. Ces arts sont les produits les plus élevés et les plus spirituels des hommes qui ont reçu le don d’écrire, de composer ou de créer. C’est la raison pour laquelle il arrive aux artistes et à leur admirateurs de dire qu’ils sont inspirés au sens éminent du terme ; que les athées peuvent difficilement produire de véritables œuvres d’art ; et que les plus grands artistes et arts modernes sont, invariablement, ceux de la chrétienté, comme l’a compris Sir Kenneth Clark (1903–1983). Or, dans l’exercice de son art, tout artiste s’efforce normalement de partager quelque chose d’important pour lui. C’est pourquoi les arts sont une bonne indication de ce qui comble l’âme des hommes, et que les histoires populaires, la musique ou la peinture manifestent la vie spirituelle d’un peuple.


Les catholiques ne devraient donc jamais sous-estimer, comme ils sont susceptibles de le faire sous l’influence d’un mépris moderne des arts, la valeur et l’importance de ces histoires, de la musique et des images. Soljénitsyne a raison de dire que les histoires ineptes, la musique malsonnante et les arts visuels difformes d’aujourd’hui reflètent horriblement ce qui se passe dans les âmes modernes. Il y voit la lueur brûlante ou le destin tragique de la soi-disant « civilisation occidentale ». Faites le rapprochement avec le grand opéra de Wagner, Le Crépuscule des dieux (1876), dans
lequel tout un ordre mondial, le Valhalla des dieux, s’effondre en flammes sur scène.  Néanmoins, les parents d’aujourd’hui se moquent souvent de la musique qu’écoutent leurs enfants. Ils ne s’intéressent pas non plus à la musique qu’ils aiment eux-mêmes. Les musiciens de Rock sont donc libres de voler l’affection de leurs enfants à leurs parents, comme le joueur de flûte de Hamelin a séduit par sa musique les enfants de ce village. Trop tard ! Les parents peuvent bien se rendre compte du mauvais exemple qu’ils ont donné à leurs enfants en écoutant eux-mêmes cette ordure baptisée musique. Mais comment oser parler d’ordure en musique ? Parce que c’est ce qu’est la musique moderne, vide en principe de toute valeur ou intérêt mélodique, harmonique ou rythmique. Parce que si la musique n’élève pas, elle ne peut que corrompre. Elle doit faire l’un ou l’autre, son pouvoir est inévitable.


Or, il y a une limite à la musique que l’on peut se forcer à aimer. Si j’ai une âme sans élévation, je ne peux pas aimer la bonne musique du jour au lendemain. D’un autre côté, je ne peux rien aimer que je ne connaisse pas. Le moins que je puisse faire pour élever mon âme est donc d’apprendre à connaître une musique meilleure. Le chant grégorien occupe le sommet. Vient ensuite la polyphonie, puis la musique classique. La musique moderne, le jazz, la pop, le rock et le rap, dans cet ordre, sont les pires. Pourquoi ? Parce que « la mélodie », disait Mozart, « est l’âme de la musique ». Le chant grégorien est une pure mélodie. Le rap n’en a aucune. Le musicien classique Beethoven (1770–1827), qui combine de manière unique l’ordre du 18e siècle et la passion du 19e siècle, se situe à un point charnière de cette descente. D’une part, il est trop colérique et violent parfois pour plaire aux âmes tranquilles. D’autre part, il n’est pas calme au point d’être totalement étranger ou presque aux
jeunes d’aujourd’hui – qui sont bien trop secoués pour supporter trop d’ordre.


Mais pour tous ceux qui voudraient entrer dans le monde de la musique classique, le film de 2003 de la BBC, Beethoven’s Eroica (« L’Héroïque de Beethoven ») pourrait constituer une magnifique introduction. Ce film est une reconstitution de la toute première interprétation de la Symphonie Héroïque dans le palais viennois du prince Lobkowitz en 1804. On y voit la variété des réactions humaines face à cette composition exceptionnelle, entièrement nouvelle pour son temps : la maîtresse de maison ravie d’entendre la cavalerie charger ; son personnel domestique, tour à tour en train d’écouter et de flirter ; un général tchèque rebuté par la longueur et l’originalité de la symphonie mais profondément ému malgré lui ; le célèbre compositeur Joseph Haydn qui comprend parfaitement qu’une nouvelle ère s’ouvre pour la musique, etc. Le film présente très bien ce
contexte humain et le cadre historique de la Troisième symphonie, avec la Révolution qui gronde alentour. Hautement recommandé, mais en anglais seulement, avec sous-titres anglais, à:  https://www.youtube.com/watch?v=UtA7m3viB70


Kyrie eleison.