samedi 4 mars 2017

Tu ne mentiras pas


Note : Le premier dimanche du carême nous dépeint l'action du démon et son arme favorite :  le mensonge. Mais il y a diverses sortes de mensonges. L'auteur de cet admirable article nous montre qu'un certain langage flou peut s'apparenter à du mensonge. Tous les ralliements (Dom Gérard, Mgr Rifan, l'abbé Wach etc ..) ont toujours usé de ce procédé pour arriver à leur fin. Bonne lecture ! 

Tu ne mentiras pas.
                                             
La guerre interminable menée par les armées modernistes contre la Tradition catholique prend une tournure nouvelle depuis quelques mois. Brandissant tantôt le bâton, pour présenter bientôt une carotte appétissante, les autorités en place, inspirées par les techniques bien connues de la subversion, veulent intégrer les œuvres de la Tradition dans leur système, les faire monter dans leur bateau. Soyons plus malins qu’eux, nous dit-on, jouons leur jeu, suivons-les quelques pas pour faire valoir nos principes, camouflons-nous, faisons semblant d’être des leurs. En d’autres termes, jouons la carte de la diplomatie, plutôt que celle de la prédication
             Que la diplomatie ait son rôle à jouer dans la guerre, c’est une chose entendue. Cependant, elle n’est pas sans dangers, que nous voudrions exposer ici tout simplement, celui, nous semble-t-il, d’une certaine duplicité. Il est facile, en effet, de glisser de la diplomatie dans le dialogue, et du dialogue dans l’oubli des principes.
            Commençons par rappeler la loi fondamentale de la morale qui interdit le mensonge. Nous en verrons ensuite trois réalisations plus ou moins voilées : la restriction mentale indue, l’ambiguïté, l’omission.
  

Le mensonge


La malice du mensonge est évidente. Pour la mettre en lumière, saint Thomas d’Aquin donne plusieurs arguments dont nous retiendrons les trois premiers[1] :

            - Mentir nous rend semblable au diable et nous fait son fils.
            La première raison (de ne jamais mentir) est qu’elle nous rend semblables au diable ; le menteur devient en effet le fils du diable. (…) Certains hommes sont de la race du diable, et sont dits ses fils, à savoir ceux dont le langage est menteur, car « le diable est menteur et père du mensonge, comme l’a dit Notre Seigneur (Jn 8, 44). Il mentit en effet quand il dit (à nos premiers parents) : « Assurément vous ne mourrez pas » (Gn 3, 4). Mais les autres hommes sont les fils de Dieu, à savoir ceux qui disent la vérité, car Dieu est vérité.
            - Le mensonge est la ruine de la société.
            La seconde raison de ne pas mentir c’est que le mensonge est la ruine de la société. Les hommes en effet vivent ensemble ; et cette vie en société serait impossible, si entre eux ils ne disaient pas la vérité, comme le demande l’Apôtre : « Rejetez le mensonge et que chacun de vous dise la vérité au prochain, puisque nous sommes membres les uns des autres » (Eph, 4, 25).
            - Le menteur perd sa bonne réputation.
            Le troisième motif de se détourner du mensonge, c’est que le menteur perd sa bonne réputation. En effet, on ne croit pas aux paroles de celui qui a l’habitude de mentir, même s’il dit la vérité. « Que peut purifier ce qui est impur, et quelle vérité peut sortir de la bouche du menteur ? » (Eccli. 34, 4).

            On aura noté l’ordre de ces trois premiers motifs de rejeter le mensonge. Le premier voit le mensonge face à Dieu. Ce sont les droits de Dieu qui touchent d’abord saint Thomas. Dieu est vérité, Dieu est lumière. Celui qui dit la vérité est de Dieu, il marche dans la lumière. En revanche, celui qui ment ressemble au diable et se fait ennemi de Dieu[2]. Puis le mensonge est considéré en regard du bien commun de la société, qui est le plus « divin » des biens humains, comme dit Aristote. Les hommes se rassemblent en société précisément pour échanger la vérité. La vérité est le ciment et le bien commun de toute société humaine. Ceci est très bien résumé dans la citation de saint Paul. Le menteur ne se contente donc pas d’offenser Dieu, mais il s’en prend à l’ordre social et politique. Il est révolutionnaire[3]. Enfin saint Thomas montre que le mensonge nuit au menteur lui-même. Et il le voit toujours dans sa vie en société. Celui qui a menti une fois perd tout crédit auprès des hommes. Il s’exclut lui-même de la société[4].

            On objectera peut-être que le mensonge est permis, ou au moins toléré, quand il est fait pour le bien de l’autre. Nullement, répond saint Thomas, « d’une telle conduite il faut se garder, comme le dit saint Augustin ; car il est dit dans l’Ecclésiastique (4, 26) : ‘N’ayez pas égard à la qualité des personnes contre le salut de votre propre personne et ne vous laissez pas aller au mensonge au détriment de votre âme’. »
            La raison est simple. « Non faciamus mala ut eveniant bona », dit saint Paul. Nous ne pouvons faire le mal afin qu’un bien arrive. En d’autres termes, la fin ne justifie pas les moyens.

            Peut-être ne sera-t-il pas inutile d’approfondir la question, toujours avec saint Thomas d’Aquin[5].
            La parole exprimée, explique le saint docteur, se tient par rapport à l’intention comme le corps vis-à-vis de l’âme (comme la matière pour la forme, dit-il plus exactement en termes philosophiques). Si je dis une erreur sans avoir l’intention de tromper, je me trompe, tout simplement, mais je ne mens pas. Ce n’est qu’un cadavre de mensonge. Mais lorsque je sais que cette phrase est fausse et que je la dis, avec donc la connaissance et l’intention de dire quelque chose de faux, le mensonge est bien là. À cela s’ajoute une autre malice, celle qui concerne les effets de ce mensonge, le fait de vouloir induire le prochain en erreur, de le tromper. Le mensonge est alors parfait. Et il est une parfaite horreur. Il blesse Dieu, il blesse la société, il blesse l’intelligence de celui qui le commet et de celui qui en est la victime, il blesse la justice, la charité et l’honneur. Il n’est jamais permis de mentir.
            C’est là un des arguments contre l’acceptation, par la Fraternité saint Pie X, du statut juridique proposé par la Rome moderniste. En acceptant ce statut, nous faisons profession d’obéir aux autorités en place. Nous remettons dans leurs mains les œuvres de la Tradition. Or, il est bien entendu par tout le monde que, dans le cas fort probable où les Romains nous imposeraient des réformes inacceptables, nous les refuserons. Si la Congrégation pour la Doctrine de la Foi agit envers nous comme avec l’Institut du Bon Pasteur, nous serons dans l’obligation de désobéir. Ainsi, avant même de signer cette promesse d’obéissance, nous savons que nous désobéirons dans six mois ou plus. Cette promesse est donc mensongère, sauf si elle mentionne explicitement notre refus des nouveautés du concile Vatican II et celles qui l’ont suivi.
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La restriction mentale

            La malice du mensonge est facile à comprendre et je ne connais personne, parmi les défenseurs de la Tradition, qui ait la moindre envie de mentir. Cependant une difficulté pratique apparaît. S’il n’est jamais permis de mentir, n’est-il pas permis, ou toléré, de ne dire qu’une partie de la vérité ? « Toute vérité n’est pas bonne à dire », affirme-t-on. C’est la question de la restriction mentale[6].
            Voyons-la tout d’abord dans sa généralité. La restriction mentale consiste à voiler la vérité, par exemple par des propos ambigus ou par des silences. La secrétaire dira « la patron n’est pas là », pour signifier qu’il n’est pas libre ou pas disposé à vous recevoir. Dans quelle mesure une telle façon de parler est-elle permise ?

            Pour répondre avec les nuances nécessaires, il convient de distinguer entre restriction purement mentale et restriction mentale au sens large.
            La restriction mentale pure et simple consiste à utiliser des expressions ou des gestes tels que l’auditeur, même en observant le sens des mots et les circonstances, ne peut en saisir le sens véritable. Cette restriction mentale revient tout bonnement à un mensonge. Les termes employés ne correspondent pas à notre pensée, on veut faire croire à l’autre autre chose que ce que l’on pense[7]. Le pape Innocent XI condamna la proposition suivante : « Il est juste d’employer des ambiguïtés (des mots équivoques) lorsque cela est utile à la conservation de la santé du corps, à l’honneur, aux biens de la famille, ou pour tout autre acte de vertu, de telle sorte que le fait de cacher la vérité soit jugé expédient. »
Un terme est ambigu quand il a plusieurs significations, de telle sorte que celui qui parle et celui qui écoute peuvent le comprendre de manière diamétralement opposée. Si j’utilise aujourd’hui, sans autre précision, les termes de fraternité, liberté, égalité, ou même d’amour et de société, je risque fort d’avoir un langage équivoque, et donc de mentir. C’est aujourd’hui le cas avec les termes utilisés pour exprimer la foi, car le moderniste, disait saint Pie X, utilise des mots traditionnels, mais en les vidant de leur sens. Par exemple, on nous dit que « le pape défend la foi », ou que « le pape veut la Tradition dans l’Église », ou, avec le pape Jean-Paul II, qu’il faut « interpréter le Concile Vatican II à la lumière de la Tradition », il est bon d’être « reconnu par l’Église ». Tout cela est juste. Mais la difficulté réside dans la définition des mots. « Foi », « Tradition », « interpréter », « Concile Vatican II », « Église », n’ont pas le même sens pour les autorités romaines et pour nous. L’utilisation de ces termes, sans aucune explication, est une ambiguïté qui est une espèce de mensonge. On peut résumer ceci en disant : « Ce qui est vrai est vrai, ce qui est faux est faux, ce qui est équivoque est faux. »

            L’ambiguïté était l’arme privilégiée des Sophistes grecs. Parmi leurs faux raisonnements, il y avait celui de la confusion entre le particulier et l’universel. L’orateur employait un terme qu’il entendait lui-même dans son sens général, tandis que son interlocuteur le comprenait dans un sens déterminé et individuel.
            Aujourd’hui, affirmer que « le pape Paul VI pouvait légitiment promulguer une nouvelle messe » est équivoque. D’un point de vue général, la proposition est vraie, comme elle était vraie pour saint Grégoire ou saint Pie V. Mais elle est fausse d’un point de vue particulier : cette nouvelle messe concrète qui a été promulguée.
            De même, l’expression « l’Église pouvait bien éditer un nouveau code de Droit Canon » est ambiguë. D’un point de vue universel, c’est la vérité, à l’exemple de saint Pie X en 1917. Mais d’un point de vue particulier, c’est faux. Aucun pape ne pouvait promulguer le code de Droit canon révolutionnaire de 1983.
            C’est aussi un sophisme, celui de la confusion entre la matière et la forme, de dire que « nous acceptons le Concile Vatican II », tout simplement parce que nous adhérons à un bon nombre de ses propositions, matériellement, celles qui avaient été définies auparavant par le Magistère de l’Église. À l’inverse, l’auditeur moyen comprend « nous acceptons le Concile Vatican II » comme une acceptation du Concile en tant que tel, formellement, comme un des vingt conciles œcuméniques de l’Église, avec l’autorité que les papes lui ont donnée. Ce qui est faux, bien entendu. Vatican II n’est qu’un cadavre de concile. Et un cadavre qui sent mauvais.
            On voit comme il est facile de tomber dans le piège du faux raisonnement, et donc de tromper sans le vouloir.

            Qu’en est-il maintenant de la restriction mentale au sens large ? Saint Thomas n’hésite pas à dire que « il n’est jamais licite de mentir… mais il peut être permis de cacher la vérité prudemment par quelque dissimulation » (II-II, q. 110, a. 3, ad 4). La vie de la société exige en effet que l’on puisse cacher certaines vérités et que l’on puisse garder des secrets par des moyens licites. Parfois, en effet, un pur silence pourrait être pris par une affirmation. Il est donc normal de pouvoir utiliser des expressions ambiguës. Mais ceci n’est permis qu’à deux conditions.
            La première est que l’auditeur ne soit pas trompé « directement et nécessairement ». En observant les circonstances et les paroles, il faut qu’il puisse comprendre soit qu’il n’a pas le droit à savoir la vérité[8], soit le vrai sens des paroles qui, en soit, sont compréhensibles.
            Par ailleurs, une telle restriction mentale au sens large n’est elle-même permise qu’à la condition d’une réelle nécessité. Ce serait un péché d’utiliser de telles ambiguïtés pour des choses futiles, car cela rendrait la vie commune impossible. La règle pour discerner la légitimité de cette restriction est la suivante : « Quand l’auditeur a un droit strict de connaître la vérité, il n’est pas permis de la cacher par une restriction mentale même au sens large ; quand quelqu’un interroge d’une façon importune et injuste, et que la réponse ne peut pas être niée sans offenser celui qui interroge ou sans le péril de violer un secret, il est permis d’utiliser ces ambiguïtés. »
            Bien entendu, de telles restrictions mentales sont illicites dans tout ce qui relève du serment, du vœu et des promesses solennelles. Surtout en matière de foi et de religion. C’est pourquoi, dans les relations avec le pape et les autorités romaines, elles sont strictement interdites.


Le charabia                               

            Une nouvelle manière de parler est réapparue récemment, qui oscille entre le mensonge et la restriction mentale, celui du charabia moderniste. L’utilisation de mots vides de sens, les expressions traditionnelles que l’on a vidées de leur véritable signification pour les comprendre selon le sens de la pensée moderne, ont engendré un galimatias qui rend confus ce qui était clair, flou ce qui était explicite, et qui permet à chacun de comprendre comme il l’entend les belles paroles de son interlocuteur. Moyen facile, à vrai dire, de camoufler le mensonge, et de faire l’unité sur la base de l’équivocité.
            Les invectives du père Calmel, O.P., contre de telles modes de langage sont toujours d’actualité. La première critique qu’il fit du Concile Vatican II, dès ses débuts, concerne le style de la nouvelle théologie. Le progressisme se caractérise en effet par son langage confus et interminable. Or cette manière de s’exprimer est à elle-même une doctrine, une prise de position vis-à-vis de la vérité et une arme de propagande.
            Dans un article publié au cours de l’été 1963[9], il  avouait :

J’ai toujours eu en horreur les expressions molles, visqueuses ou fuyantes, qui peuvent être tirées dans tous les sens, auxquelles chacun peut faire dire ce qu’il veut ; (…) Et elles me sont d’autant plus en horreur qu’elles se couvrent d’autorités ecclésiastiques (…). Alors surtout ces expressions me paraissent une injure directe à celui qui a dit : « Je suis la Vérité… Vous êtes la lumière du monde…. Que votre parole soit oui si c’est oui, non si c’est non… »

            Le dominicain prend ici des exemples tirés de l’ecclésiologie moderne. Tel évêque définit l’Église comme « l’extension du Christ dans le monde et la consécration de l’humanité et de tous ses travaux », ou enseigne encore que « l’Église absorbe les instincts fondamentaux de l’humanité ». Il en trouve d’autres dans un Lexique Teilhard de Chardin (Seuil), fondé sur la théorie de l’évolution.

            Le langage flou évite par-dessus tout de définir. Car définir, c’est montrer les limites, c’est distinguer le vrai du faux. Or il n’est plus question aujourd’hui d’anathématiser, de mettre en garde contre le mal, de le stigmatiser. Comme si l’Église n’avait plus d’ennemis, et comme si le monde s’était réconcilié avec le Christ[10]. Cette mentalité éveille chez le père Calmel une vive indignation :

Dans ce parti pris qui se généralise de ne voir jamais nulle part des ennemis de l’Église, de ne plus prononcer les mots de persécutions ni de martyrs, j’aperçois une volonté d’avilir la créature humaine, un refus misérable de lui dénier toute grandeur. Ils prétendent nous réduire à n’être que des têtards informes ou des ectoplasmes sans cœur et sans passions.

C’est aussi nier l’aptitude de l’homme à se tromper, à se damner, à inventer des « organisations intrinsèquement perverses ».
            Plus encore, c’est au nom de l’Église, au nom de l’amour qui habite la sainte Épouse du Christ, que le père Calmel combat le « langage mou » :

Épouse très sainte du Christ, dépositaire très fidèle des secrets de son amour, l’Église parle un langage clair, défini, exempt d’ambiguïté, un langage ferme. Son application, à travers les âges, à fournir aux hommes des définitions rigoureuses, qui ne puissent être trafiquées ni tournées, ne procède pas seulement de son respect pour l’intelligence humaine. Il y a beaucoup plus. De même que l’Église ne peut se tromper sur l’identité du Christ son Époux, de même qu’elle a connaissance infaillible et par le dedans de tout ce qu’il lui a confié, de même elle ne supporte pas d’employer un langage qui tromperait sur cette identité du Christ, qui nous laisserait incertains sur les mystères qu’il a révélés. La rigueur formelle de ses définitions dogmatiques, la précision aiguë de sa réflexion théologique, la limpidité de sa prédication ne sont rien d’autre que le langage convenable de son amour. Nous le comprendrons dans la mesure même où nous serons ses fils, - alors nous aurons en horreur les expressions molles, fuyantes et trompeuses - ces expressions qui fuient la vérité, qui tendent à ‘naturaliser’ le surnaturel, à ravaler à un niveau d’évolution naturelle les mystères de l’Incarnation, de la croix rédemptrice et du Royaume de Dieu.

La lucidité du père Calmel est remarquable. Au moment même où s’élaboraient les documents de Vatican II, il donnait à ses lecteurs l’amour d’un langage vrai, fort et lumineux. Avant même de considérer le contenu des nouveautés enseignées par les Pères du Concile, il en critiquait l’écriture « imprécise, bavarde et même fuyante ». Après 1965, il décrira les textes d’une façon très imagée :

Les décrets succèdent aux constitutions et les messages aux déclarations sans donner à l’esprit, sauf exception rarissime, une prise suffisante. Dans l’ensemble, vous avez l’impression d’être écrasé sous des piles d’édredons. Mais on ne réfute pas des édredons. Et si l’on veut vous étouffer sous leur entassement, vous tirez votre couteau, vous donnez quelques bons coups en long et en travers et vous faites voler les plumes au vent. En l’occurrence, le couteau représente les définitions des conciles antérieurs à Vatican II[11].

            N’est-ce pas précisément un des dangers de la diplomatie ? Plutôt que de procéder à des affirmations ou à des négations qui pourraient blesser, on habillera notre propos d’expressions confuses pour pouvoir obtenir l’effet désiré. Mais, est-ce assez respecter notre interlocuteur ? N’est-ce pas le prendre pour un sot ? N’est-ce pas non plus dévaloriser la parole humaine que de l’abaisser au rang d’« outil pédagogique », de moyen de pression ? C’était l’erreur des Sophistes grecs, cent fois condamnée[12]. Ils inventaient un langage visqueux et intarissable pour émousser l’esprit critique des gens et les gagner. Ils cherchaient à vaincre plus qu’à convaincre. La parole était au service de leur volonté, la vérité devait se plier devant l’efficacité.


L’omission

Notons enfin une troisième sorte de mensonge, celui de l’omission. Certes, toute vérité n’est pas bonne à dire, mais il peut arriver que le silence soit une prédication plus éloquente que la parole, et qu’il soit donc un mensonge d’autant plus redoutable qu’il est caché.
Le père Calmel relevait cette forme larvée de mensonge dans le style des réformes liturgiques et dans l’enseignement des hommes d’Église depuis le Concile[13] :

L’un de ces procédés consiste évidemment à utiliser les expressions fuyantes et les silences intentionnels dans les documents que l’on dit couverts par l’autorité suprême ; sans toutefois oser les dire irréformables ni garantis par l’infaillibilité (p. 16).

Le nouveau magistère est en effet « fuyant », il fait tout pour fuir et pour taire la vérité de toujours. Il s’efforce de l’éviter, de ne pas la rencontrer. Il y a quelque chose de malhonnête et de faux dans ce procédé, à l’instar d’un enfant ayant mauvaise conscience qui se tairait pour n’être pas accusé.
           
            Le silence fuyant est comme le pain quotidien d’une certaine presse. Pour vendre son journal ou pour faire avancer ses idées, le journaliste présentera un seul aspect de la réalité. Il n’osera peut-être pas mentir directement, mais il falsifiera la réalité en n’en montrant qu’une partie[14]. Par exemple, s’il écrit : « Dans sa cuisine, à l’heure du déjeuner, monsieur Dupont manie avec dextérité un couteau de cuisine », son lecteur pensera qu’il coupe le rôti. Ce que le journaliste cache, c’est que monsieur Dupont brandit le couteau pour l’enfoncer dans le cœur de sa belle-mère. La vérité qu’il dit est bel et bien un mensonge. Ce procédé, inconscient chez certains, est trompeur.

La malice du péché par omission apparaît également dans l’usage qu’en font les ennemis de l’Église. Ceux-ci ont bien compris le danger d’une parole claire et publique, et les avantages qu’ils gagneraient à faire taire les catholiques. « Forcer au silence par la peur, telle est la première tâche dans la stratégie impie » écrivait le cardinal Wyszynski le 5 octobre 1954. Dans le même sens, Alexandre Galitz, dissident russe, écrivait :

                        Comme il est facile de devenir riche,
                        Comme il est facile de devenir illustre,
                        Comme il est facile de devenir bourreau,
                        Silence ! silence ! silence !

            Le silence est interdit quand il représente la négation d’une vérité ou quand il est un péché d’omission. C’est alors le démon muet de l’Évangile, la tentation qui étouffe la profession de foi et qui tue la confession des péchés. Il est une complicité déguisée.
Or il est des circonstances dans lesquelles le chrétien est obligé de parler et de dire la vérité toute entière. Le droit canon (1917) le dit avec fermeté :

Les fidèles du Christ sont tenus de professer ouvertement la foi à chaque fois que leur silence, leur tergiversation ou leur manière d’agir signifierait une négation implicite de la foi, un mépris de la religion, une injure à Dieu ou un scandale pour le prochain[15].

            La proclamation ouverte et entière de la vérité est l’arme de lumière par excellence, elle est la source de la vie et de la sainteté. Elle convertit les cœurs les plus endurcis. Jusqu’à la fin des temps, elle sera la stratégie de l’Église telle que saint Paul l’a révélée :
           
Autrefois vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur : marchez comme des enfants de lumière ! Car le fruit de la lumière consiste en tout ce qui est bon, juste et vrai. (…) Revêtez-vous de l’armure de Dieu, afin de pouvoir résister aux embûches du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes, contre les puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits mauvais répandus dans l’air. C’est pourquoi, revêtez-vous de l’armure de Dieu, afin de pouvoir résister au jour mauvais, et après avoir tout surmonté, rester debout. Soyez donc fermes, les reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de justice, et les sandales aux pieds prêts à annoncer l’Évangile de paix. Et surtout, prenez le bouclier de la foi, par lequel vous pourrez éteindre les traits enflammés du Malin. Prenez aussi le casque du salut, et le glaive de l’Esprit, qui est la parole de Dieu (Eph. 5, 8 ; 6, 11-18).






[1] - Saint Thomas d’Aquin, Les commandements, traduction par un moine de Fontgombault, NEL, 1970, p. 215 et suivantes.
[2] - Dans la difficulté présente d’un accord juridique avec la Rome moderniste, la question primordiale est donc la suivante : Telle proposition, telle déclaration doctrinale, sont-elles agréables à Dieu ? Sont-elles un reflet de la Vérité immuable de Dieu et du si-si, no-no de l’Évangile ?
[3] - On nous dit que l’on doit accepter le statut juridique de Rome pour faire du bien dans l’Église. Fort bien. Mais pourvu qu’il ne comporte aucune trace de mensonge.
[4] - Il est vrai qu’une situation juridiquement en règle donnerait plus d’écho à notre prédication. Mais que dire d’un prédicateur qui entrerait dans l’église et monterait en chaire portant un écriteau autour du cou où serait écrit en gros caractères : « Menteur » ? Il faut donc regarder de près si telle déclaration doctrinale ou telle promesse ne pourront être interprétées comme une tromperie.
[5] - Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 110, a. 1.
[6] - P. Prümmer, O.P., Manuale theologiae moralis, 1914, t. II, p. 153.
[7] - En 1977 ou 1978, un prêtre avait été ordonné à Écône, le 29 juin. À la fin de la cérémonie, comme il est coutume de le faire, l’ordinand avait promis obéissance à l’évêque qui l’ordonnait (Mgr Lefebvre). Trois semaines après, il quittait la Fraternité Saint Pie X et écrivait un brûlot contre celui à qui il venait de promettre respect et obéissance. En faisant ce geste à l’heure si solennelle de son ordination sacerdotale, il pensait sans doute : je promets obéissance à l’épiscopat catholique tel que je le conçois (c’est-à-dire sédévacantiste). Alors que tout le monde pensait autrement. Il avait menti.
[8] - Le prêtre interrogé sur le secret de confession répondra : « Je ne sais pas. »
[9] - Itinéraires, n. 75, Juillet-août 1963.
[10] - En décembre 1967, le père Calmel écrivait à l’abbé Dulac : « Pour chaque constitution, décret, déclaration, je demande l’adjonction de définitions et d’anathématismes comme toujours. Tant que ce n’est pas fait, je n’ose pas me réclamer de ces textes mous et ployables diversement » (lettre du 2 décembre 1967).
[11] - Rapporté par Dom Gérard Calvet, sermon pour le dixième anniversaire de la mort du Père Calmel, à Saint-Pré, le 3 mai 1985.
[12] - Pour les germanophones, voir Joseph Pieper, Die Macht der Sprache.
[13] - Père Calmel, O.P., « De la référence à la Somme théologique », Itinéraires, n. 172, avril 1973, p. 14.
[14] - C’est le fait de la presse ralliée (Présent, La Nef, L’Homme nouveau, etc..) qui s’évertue à créer et à entretenir le mythe d’un pape Benoît XVI traditionaliste, comme elle le faisait déjà de Jean-Paul II, en ne publiant que les vérités qu’il peut dire, mais en omettant les énormes erreurs qu’il professe par ailleurs, et sans montrer comment les vérités elles-mêmes sont les parties intégrales d’un système destructeur de l’Église.
[15] - C. 1325, § 1 : Fideles Christi fidem aperte profiteri tenentur quoties eorum silentium, tergiversatio aut ratio agendi secumferrent implicitiam fidei negationem, contemptum religionis, injuriam Dei vel scandalum proximi.