Note : Le premier dimanche du carême nous dépeint l'action du démon et son arme favorite : le mensonge. Mais il y a diverses sortes de mensonges. L'auteur de cet admirable article nous montre qu'un certain langage flou peut s'apparenter à du mensonge. Tous les ralliements (Dom Gérard, Mgr Rifan, l'abbé Wach etc ..) ont toujours usé de ce procédé pour arriver à leur fin. Bonne lecture !
Tu ne mentiras pas.
La
guerre interminable menée par les armées modernistes contre la Tradition
catholique prend une tournure nouvelle depuis quelques mois. Brandissant tantôt
le bâton, pour présenter bientôt une carotte appétissante, les autorités en
place, inspirées par les techniques bien connues de la subversion, veulent
intégrer les œuvres de la Tradition dans leur système, les faire monter dans
leur bateau. Soyons plus malins qu’eux, nous dit-on, jouons leur jeu,
suivons-les quelques pas pour faire valoir nos principes, camouflons-nous,
faisons semblant d’être des leurs. En d’autres termes, jouons la carte de la
diplomatie, plutôt que celle de la prédication
Que la diplomatie ait son rôle à jouer dans la
guerre, c’est une chose entendue. Cependant, elle n’est pas sans dangers, que
nous voudrions exposer ici tout simplement, celui, nous semble-t-il, d’une
certaine duplicité. Il est facile, en effet, de glisser de la diplomatie dans
le dialogue, et du dialogue dans l’oubli des principes.
Commençons
par rappeler la loi fondamentale de la morale qui interdit le mensonge. Nous en
verrons ensuite trois réalisations plus ou moins voilées : la restriction
mentale indue, l’ambiguïté, l’omission.
Le mensonge
La malice du
mensonge est évidente. Pour la mettre en lumière, saint Thomas d’Aquin donne
plusieurs arguments dont nous retiendrons les trois premiers[1] :
- Mentir nous rend semblable au
diable et nous fait son fils.
La
première raison (de ne jamais mentir) est qu’elle nous rend semblables au
diable ; le menteur devient en effet le fils du diable. (…) Certains
hommes sont de la race du diable, et sont dits ses fils, à savoir ceux dont le
langage est menteur, car « le diable est menteur et père du mensonge,
comme l’a dit Notre Seigneur (Jn 8, 44). Il mentit en effet quand il dit (à nos
premiers parents) : « Assurément vous ne mourrez pas » (Gn 3,
4). Mais les autres hommes sont les fils de Dieu, à savoir ceux qui disent la
vérité, car Dieu est vérité.
- Le mensonge est la ruine de la
société.
La
seconde raison de ne pas mentir c’est que le mensonge est la ruine de la
société. Les hommes en effet vivent ensemble ; et cette vie en société
serait impossible, si entre eux ils ne disaient pas la vérité, comme le demande
l’Apôtre : « Rejetez le mensonge et que chacun de vous dise la vérité
au prochain, puisque nous sommes membres les uns des autres » (Eph, 4,
25).
- Le menteur perd sa bonne
réputation.
Le
troisième motif de se détourner du mensonge, c’est que le menteur perd sa bonne
réputation. En effet, on ne croit pas aux paroles de celui qui a l’habitude de
mentir, même s’il dit la vérité. « Que peut purifier ce qui est impur, et
quelle vérité peut sortir de la bouche du menteur ? » (Eccli. 34, 4).
On
aura noté l’ordre de ces trois premiers motifs de rejeter le mensonge. Le
premier voit le mensonge face à Dieu. Ce sont les droits de Dieu qui touchent
d’abord saint Thomas. Dieu est vérité, Dieu est lumière. Celui qui dit la
vérité est de Dieu, il marche dans la lumière. En revanche, celui qui ment
ressemble au diable et se fait ennemi de Dieu[2]. Puis
le mensonge est considéré en regard du bien commun de la société, qui est le
plus « divin » des biens humains, comme dit Aristote. Les hommes se
rassemblent en société précisément pour échanger la vérité. La vérité est le
ciment et le bien commun de toute société humaine. Ceci est très bien résumé
dans la citation de saint Paul. Le menteur ne se contente donc pas d’offenser
Dieu, mais il s’en prend à l’ordre social et politique. Il est révolutionnaire[3].
Enfin saint Thomas montre que le mensonge nuit au menteur lui-même. Et il le
voit toujours dans sa vie en société. Celui qui a menti une fois perd tout
crédit auprès des hommes. Il s’exclut lui-même de la société[4].
On
objectera peut-être que le mensonge est permis, ou au moins toléré, quand il
est fait pour le bien de l’autre. Nullement, répond saint Thomas, « d’une
telle conduite il faut se garder, comme le dit saint Augustin ; car il est
dit dans l’Ecclésiastique (4, 26) : ‘N’ayez pas égard à la qualité des
personnes contre le salut de votre propre personne et ne vous laissez pas aller
au mensonge au détriment de votre âme’. »
La
raison est simple. « Non faciamus
mala ut eveniant bona », dit saint Paul. Nous ne pouvons faire le mal
afin qu’un bien arrive. En d’autres termes, la fin ne justifie pas les moyens.
Peut-être
ne sera-t-il pas inutile d’approfondir la question, toujours avec saint Thomas
d’Aquin[5].
La
parole exprimée, explique le saint docteur, se tient par rapport à l’intention
comme le corps vis-à-vis de l’âme (comme la matière pour la forme, dit-il plus
exactement en termes philosophiques). Si je dis une erreur sans avoir
l’intention de tromper, je me trompe, tout simplement, mais je ne mens pas. Ce
n’est qu’un cadavre de mensonge. Mais lorsque je sais que cette phrase est
fausse et que je la dis, avec donc la connaissance et l’intention de dire
quelque chose de faux, le mensonge est bien là. À cela s’ajoute une autre
malice, celle qui concerne les effets de ce mensonge, le fait de vouloir
induire le prochain en erreur, de le tromper. Le mensonge est alors parfait. Et
il est une parfaite horreur. Il blesse Dieu, il blesse la société, il blesse
l’intelligence de celui qui le commet et de celui qui en est la victime, il
blesse la justice, la charité et l’honneur. Il n’est jamais permis de mentir.
C’est
là un des arguments contre l’acceptation, par la Fraternité saint Pie X, du
statut juridique proposé par la Rome moderniste. En acceptant ce statut, nous
faisons profession d’obéir aux autorités en place. Nous remettons dans leurs
mains les œuvres de la Tradition. Or, il est bien entendu par tout le monde
que, dans le cas fort probable où les Romains nous imposeraient des réformes
inacceptables, nous les refuserons. Si la Congrégation pour la Doctrine de la
Foi agit envers nous comme avec l’Institut du Bon Pasteur, nous serons dans
l’obligation de désobéir. Ainsi, avant même de signer cette promesse
d’obéissance, nous savons que nous désobéirons dans six mois ou plus. Cette
promesse est donc mensongère, sauf si elle mentionne explicitement notre refus
des nouveautés du concile Vatican II et celles qui l’ont suivi.
.
La restriction mentale
La
malice du mensonge est facile à comprendre et je ne connais personne, parmi les
défenseurs de la Tradition, qui ait la moindre envie de mentir. Cependant une
difficulté pratique apparaît. S’il n’est jamais permis de mentir, n’est-il pas
permis, ou toléré, de ne dire qu’une partie de la vérité ? « Toute
vérité n’est pas bonne à dire », affirme-t-on. C’est la question de la
restriction mentale[6].
Voyons-la
tout d’abord dans sa généralité. La restriction mentale consiste à voiler la
vérité, par exemple par des propos ambigus ou par des silences. La secrétaire
dira « la patron n’est pas là », pour signifier qu’il n’est pas libre
ou pas disposé à vous recevoir. Dans quelle mesure une telle façon de parler
est-elle permise ?
Pour
répondre avec les nuances nécessaires, il convient de distinguer entre
restriction purement mentale et restriction mentale au sens large.
La
restriction mentale pure et simple consiste à utiliser des expressions ou des
gestes tels que l’auditeur, même en observant le sens des mots et les
circonstances, ne peut en saisir le sens véritable. Cette restriction mentale
revient tout bonnement à un mensonge. Les termes employés ne correspondent
pas à notre pensée, on veut faire croire à l’autre autre chose que ce que
l’on pense[7]. Le
pape Innocent XI condamna la proposition suivante : « Il est juste
d’employer des ambiguïtés (des mots équivoques) lorsque cela est utile à la
conservation de la santé du corps, à l’honneur, aux biens de la famille, ou
pour tout autre acte de vertu, de telle sorte que le fait de cacher la vérité
soit jugé expédient. »
Un terme est
ambigu quand il a plusieurs significations, de telle sorte que celui qui parle
et celui qui écoute peuvent le comprendre de manière diamétralement opposée. Si
j’utilise aujourd’hui, sans autre précision, les termes de fraternité, liberté,
égalité, ou même d’amour et de société, je risque fort d’avoir un langage
équivoque, et donc de mentir. C’est aujourd’hui le cas avec les termes utilisés
pour exprimer la foi, car le moderniste, disait saint Pie X, utilise des mots
traditionnels, mais en les vidant de leur sens. Par exemple, on nous dit que
« le pape défend la foi », ou que « le pape veut la Tradition
dans l’Église », ou, avec le pape Jean-Paul II, qu’il faut
« interpréter le Concile Vatican II à la lumière de la Tradition »,
il est bon d’être « reconnu par l’Église ». Tout cela est juste. Mais
la difficulté réside dans la définition des mots. « Foi »,
« Tradition », « interpréter », « Concile Vatican
II », « Église », n’ont pas le même sens pour les autorités romaines
et pour nous. L’utilisation de ces termes, sans aucune explication, est une
ambiguïté qui est une espèce de mensonge. On peut résumer ceci en disant :
« Ce qui est vrai est vrai, ce qui est faux est faux, ce qui est équivoque
est faux. »
L’ambiguïté
était l’arme privilégiée des Sophistes grecs. Parmi leurs faux raisonnements,
il y avait celui de la confusion entre le particulier et l’universel. L’orateur
employait un terme qu’il entendait lui-même dans son sens général, tandis que
son interlocuteur le comprenait dans un sens déterminé et individuel.
Aujourd’hui,
affirmer que « le pape Paul VI pouvait légitiment promulguer une nouvelle
messe » est équivoque. D’un point de vue général, la proposition est
vraie, comme elle était vraie pour saint Grégoire ou saint Pie V. Mais elle est
fausse d’un point de vue particulier : cette nouvelle messe concrète qui a
été promulguée.
De
même, l’expression « l’Église pouvait bien éditer un nouveau code de Droit
Canon » est ambiguë. D’un point de vue universel, c’est la vérité, à
l’exemple de saint Pie X en 1917. Mais d’un point de vue particulier, c’est
faux. Aucun pape ne pouvait promulguer le code de Droit canon révolutionnaire
de 1983.
C’est
aussi un sophisme, celui de la confusion entre la matière et la forme, de dire
que « nous acceptons le Concile Vatican II », tout simplement parce
que nous adhérons à un bon nombre de ses propositions, matériellement, celles
qui avaient été définies auparavant par le Magistère de l’Église. À l’inverse,
l’auditeur moyen comprend « nous acceptons le Concile Vatican II »
comme une acceptation du Concile en tant que tel, formellement, comme un des
vingt conciles œcuméniques de l’Église, avec l’autorité que les papes lui ont
donnée. Ce qui est faux, bien entendu. Vatican II n’est qu’un cadavre de
concile. Et un cadavre qui sent mauvais.
On
voit comme il est facile de tomber dans le piège du faux raisonnement, et donc
de tromper sans le vouloir.
Qu’en
est-il maintenant de la restriction mentale au sens large ? Saint Thomas
n’hésite pas à dire que « il n’est jamais licite de mentir… mais il peut
être permis de cacher la vérité prudemment par quelque dissimulation »
(II-II, q. 110, a. 3, ad 4). La vie de la société exige en effet que l’on
puisse cacher certaines vérités et que l’on puisse garder des secrets par des
moyens licites. Parfois, en effet, un pur silence pourrait être pris par une
affirmation. Il est donc normal de pouvoir utiliser des expressions ambiguës.
Mais ceci n’est permis qu’à deux conditions.
La
première est que l’auditeur ne soit pas trompé « directement et
nécessairement ». En observant les circonstances et les paroles, il faut
qu’il puisse comprendre soit qu’il n’a pas le droit à savoir la vérité[8], soit
le vrai sens des paroles qui, en soit, sont compréhensibles.
Par
ailleurs, une telle restriction mentale au sens large n’est elle-même permise
qu’à la condition d’une réelle nécessité. Ce serait un péché d’utiliser de
telles ambiguïtés pour des choses futiles, car cela rendrait la vie commune
impossible. La règle pour discerner la légitimité de cette restriction est la
suivante : « Quand l’auditeur a un droit strict de connaître la
vérité, il n’est pas permis de la cacher par une restriction mentale même au
sens large ; quand quelqu’un interroge d’une façon importune et injuste, et
que la réponse ne peut pas être niée sans offenser celui qui interroge ou sans
le péril de violer un secret, il est permis d’utiliser ces ambiguïtés. »
Bien
entendu, de telles restrictions mentales sont illicites dans tout ce qui relève
du serment, du vœu et des promesses solennelles. Surtout en matière de foi et
de religion. C’est pourquoi, dans les relations avec le pape et les autorités
romaines, elles sont strictement interdites.
Le
charabia
Une
nouvelle manière de parler est réapparue récemment, qui oscille entre le
mensonge et la restriction mentale, celui du charabia moderniste. L’utilisation
de mots vides de sens, les expressions traditionnelles que l’on a vidées de
leur véritable signification pour les comprendre selon le sens de la pensée
moderne, ont engendré un galimatias qui rend confus ce qui était clair, flou ce
qui était explicite, et qui permet à chacun de comprendre comme il l’entend les
belles paroles de son interlocuteur. Moyen facile, à vrai dire, de camoufler le
mensonge, et de faire l’unité sur la base de l’équivocité.
Les
invectives du père Calmel, O.P., contre de telles modes de langage sont
toujours d’actualité. La première critique qu’il fit du Concile Vatican II, dès
ses débuts, concerne le style de la nouvelle théologie. Le progressisme se
caractérise en effet par son langage confus et interminable. Or cette manière
de s’exprimer est à elle-même une doctrine, une prise de position vis-à-vis de
la vérité et une arme de propagande.
J’ai toujours eu en horreur les expressions molles,
visqueuses ou fuyantes, qui peuvent être tirées dans tous les sens, auxquelles
chacun peut faire dire ce qu’il veut ; (…) Et elles me sont d’autant plus
en horreur qu’elles se couvrent d’autorités ecclésiastiques (…). Alors surtout
ces expressions me paraissent une injure directe à celui qui a dit :
« Je suis la Vérité… Vous êtes la lumière du monde…. Que votre parole soit
oui si c’est oui, non si c’est non… »
Le
dominicain prend ici des exemples tirés de l’ecclésiologie moderne. Tel évêque
définit l’Église comme « l’extension du Christ dans le monde et la
consécration de l’humanité et de tous ses travaux », ou enseigne encore
que « l’Église absorbe les instincts fondamentaux de l’humanité ». Il
en trouve d’autres dans un Lexique
Teilhard de Chardin (Seuil), fondé sur la théorie de l’évolution.
Le
langage flou évite par-dessus tout de définir. Car définir, c’est montrer les
limites, c’est distinguer le vrai du faux. Or il n’est plus question aujourd’hui
d’anathématiser, de mettre en garde contre le mal, de le stigmatiser. Comme si
l’Église n’avait plus d’ennemis, et comme si le monde s’était réconcilié avec
le Christ[10]. Cette mentalité éveille
chez le père Calmel une vive indignation :
Dans ce parti pris qui se généralise de ne voir jamais
nulle part des ennemis de l’Église, de ne plus prononcer les mots de
persécutions ni de martyrs, j’aperçois une volonté d’avilir la créature
humaine, un refus misérable de lui dénier toute grandeur. Ils prétendent nous
réduire à n’être que des têtards informes ou des ectoplasmes sans cœur et sans
passions.
C’est aussi
nier l’aptitude de l’homme à se tromper, à se damner, à inventer des
« organisations intrinsèquement perverses ».
Plus
encore, c’est au nom de l’Église, au nom de l’amour qui habite la sainte Épouse
du Christ, que le père Calmel combat le « langage mou » :
Épouse très sainte du Christ, dépositaire très fidèle
des secrets de son amour, l’Église parle un langage clair, défini, exempt
d’ambiguïté, un langage ferme. Son application, à travers les âges, à fournir
aux hommes des définitions rigoureuses, qui ne puissent être trafiquées ni
tournées, ne procède pas seulement de son respect pour l’intelligence humaine.
Il y a beaucoup plus. De même que l’Église ne peut se tromper sur l’identité du
Christ son Époux, de même qu’elle a connaissance infaillible et par le dedans
de tout ce qu’il lui a confié, de même elle ne supporte pas d’employer un
langage qui tromperait sur cette identité du Christ, qui nous laisserait
incertains sur les mystères qu’il a révélés. La rigueur formelle de ses
définitions dogmatiques, la précision aiguë de sa réflexion théologique, la
limpidité de sa prédication ne sont rien d’autre que le langage convenable de
son amour. Nous le comprendrons dans la mesure même où nous serons ses fils, -
alors nous aurons en horreur les expressions molles, fuyantes et trompeuses -
ces expressions qui fuient la vérité, qui tendent à ‘naturaliser’ le
surnaturel, à ravaler à un niveau d’évolution naturelle les mystères de
l’Incarnation, de la croix rédemptrice et du Royaume de Dieu.
La lucidité
du père Calmel est remarquable. Au moment même où s’élaboraient les documents
de Vatican II, il donnait à ses lecteurs l’amour d’un langage vrai, fort et
lumineux. Avant même de considérer le contenu des nouveautés enseignées par les
Pères du Concile, il en critiquait l’écriture « imprécise, bavarde et même
fuyante ». Après 1965, il décrira les textes d’une façon très
imagée :
Les décrets succèdent aux constitutions et les
messages aux déclarations sans donner à l’esprit, sauf exception rarissime, une
prise suffisante. Dans l’ensemble, vous avez l’impression d’être écrasé sous
des piles d’édredons. Mais on ne réfute pas des édredons. Et si l’on veut vous
étouffer sous leur entassement, vous tirez votre couteau, vous donnez quelques
bons coups en long et en travers et vous faites voler les plumes au vent. En
l’occurrence, le couteau représente les définitions des conciles antérieurs à
Vatican II[11].
N’est-ce
pas précisément un des dangers de la diplomatie ? Plutôt que de procéder à
des affirmations ou à des négations qui pourraient blesser, on habillera notre
propos d’expressions confuses pour pouvoir obtenir l’effet désiré. Mais, est-ce
assez respecter notre interlocuteur ? N’est-ce pas le prendre pour un
sot ? N’est-ce pas non plus dévaloriser la parole humaine que de
l’abaisser au rang d’« outil pédagogique », de moyen de
pression ? C’était l’erreur des Sophistes grecs, cent fois condamnée[12]. Ils
inventaient un langage visqueux et intarissable pour émousser l’esprit critique
des gens et les gagner. Ils cherchaient à vaincre plus qu’à convaincre. La
parole était au service de leur volonté, la vérité devait se plier devant
l’efficacité.
L’omission
Notons enfin
une troisième sorte de mensonge, celui de l’omission. Certes, toute vérité
n’est pas bonne à dire, mais il peut arriver que le silence soit une
prédication plus éloquente que la parole, et qu’il soit donc un mensonge
d’autant plus redoutable qu’il est caché.
Le père
Calmel relevait cette forme larvée de mensonge dans le style des réformes
liturgiques et dans l’enseignement des hommes d’Église depuis le Concile[13] :
L’un de ces procédés consiste évidemment à utiliser
les expressions fuyantes et les silences intentionnels dans les documents que
l’on dit couverts par l’autorité suprême ; sans toutefois oser les dire
irréformables ni garantis par l’infaillibilité (p. 16).
Le nouveau
magistère est en effet « fuyant », il fait tout pour fuir et pour
taire la vérité de toujours. Il s’efforce de l’éviter, de ne pas la rencontrer.
Il y a quelque chose de malhonnête et de faux dans ce procédé, à l’instar d’un
enfant ayant mauvaise conscience qui se tairait pour n’être pas accusé.
Le
silence fuyant est comme le pain quotidien d’une certaine presse. Pour vendre
son journal ou pour faire avancer ses idées, le journaliste présentera un seul
aspect de la réalité. Il n’osera peut-être pas mentir directement, mais il
falsifiera la réalité en n’en montrant qu’une partie[14]. Par
exemple, s’il écrit : « Dans sa cuisine, à l’heure du déjeuner,
monsieur Dupont manie avec dextérité un couteau de cuisine », son lecteur
pensera qu’il coupe le rôti. Ce que le journaliste cache, c’est que monsieur
Dupont brandit le couteau pour l’enfoncer dans le cœur de sa belle-mère. La
vérité qu’il dit est bel et bien un mensonge. Ce procédé, inconscient chez
certains, est trompeur.
La malice du
péché par omission apparaît également dans l’usage qu’en font les ennemis de
l’Église. Ceux-ci ont bien compris le danger d’une parole claire et publique,
et les avantages qu’ils gagneraient à faire taire les catholiques.
« Forcer au silence par la peur, telle est la première tâche dans la
stratégie impie » écrivait le cardinal Wyszynski le 5 octobre 1954. Dans
le même sens, Alexandre Galitz, dissident russe, écrivait :
Comme il est facile de
devenir riche,
Comme il est facile de
devenir illustre,
Comme il est facile de
devenir bourreau,
Silence !
silence ! silence !
Le
silence est interdit quand il représente la négation d’une vérité ou quand il
est un péché d’omission. C’est alors le démon muet de l’Évangile, la tentation
qui étouffe la profession de foi et qui tue la confession des péchés. Il est
une complicité déguisée.
Or il est des
circonstances dans lesquelles le chrétien est obligé de parler et de dire la
vérité toute entière. Le droit canon (1917) le dit avec fermeté :
Les fidèles du Christ sont tenus de professer
ouvertement la foi à chaque fois que leur silence, leur tergiversation ou leur
manière d’agir signifierait une négation implicite de la foi, un mépris de la
religion, une injure à Dieu ou un scandale pour le prochain[15].
La
proclamation ouverte et entière de la vérité est l’arme de lumière par
excellence, elle est la source de la vie et de la sainteté. Elle convertit les
cœurs les plus endurcis. Jusqu’à la fin des temps, elle sera la stratégie de
l’Église telle que saint Paul l’a révélée :
Autrefois vous étiez ténèbres, mais à présent vous
êtes lumière dans le Seigneur : marchez comme des enfants de
lumière ! Car le fruit de la lumière consiste en tout ce qui est bon,
juste et vrai. (…) Revêtez-vous de l’armure de Dieu, afin de pouvoir résister
aux embûches du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le
sang, mais contre les princes, contre les puissances, contre les dominateurs de
ce monde de ténèbres, contre les esprits mauvais répandus dans l’air. C’est
pourquoi, revêtez-vous de l’armure de Dieu, afin de pouvoir résister au jour
mauvais, et après avoir tout surmonté, rester debout. Soyez donc fermes, les
reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de justice, et les sandales
aux pieds prêts à annoncer l’Évangile de paix. Et surtout, prenez le bouclier
de la foi, par lequel vous pourrez éteindre les traits enflammés du Malin.
Prenez aussi le casque du salut, et le glaive de l’Esprit, qui est la parole de
Dieu (Eph. 5, 8 ; 6, 11-18).
[1] -
Saint Thomas d’Aquin, Les commandements, traduction par un moine de
Fontgombault, NEL, 1970, p. 215 et suivantes.
[2] -
Dans la difficulté présente d’un accord juridique avec la Rome moderniste, la
question primordiale est donc la suivante : Telle proposition, telle
déclaration doctrinale, sont-elles agréables à Dieu ? Sont-elles un reflet
de la Vérité immuable de Dieu et du si-si,
no-no de l’Évangile ?
[3] - On
nous dit que l’on doit accepter le statut juridique de Rome pour faire du bien
dans l’Église. Fort bien. Mais pourvu qu’il ne comporte aucune trace de
mensonge.
[4] - Il
est vrai qu’une situation juridiquement en règle donnerait plus d’écho à notre
prédication. Mais que dire d’un prédicateur qui entrerait dans l’église et
monterait en chaire portant un écriteau autour du cou où serait écrit en gros
caractères : « Menteur » ? Il faut donc regarder de près si
telle déclaration doctrinale ou telle promesse ne pourront être interprétées
comme une tromperie.
[5] - Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 110, a. 1.
[6] - P. Prümmer, O.P., Manuale theologiae moralis, 1914, t. II,
p. 153.
[7] - En
1977 ou 1978, un prêtre avait été ordonné à Écône, le 29 juin. À la fin de la
cérémonie, comme il est coutume de le faire, l’ordinand avait promis obéissance
à l’évêque qui l’ordonnait (Mgr Lefebvre). Trois semaines après, il quittait la
Fraternité Saint Pie X et écrivait un brûlot contre celui à qui il venait de
promettre respect et obéissance. En faisant ce geste à l’heure si solennelle de
son ordination sacerdotale, il pensait sans doute : je promets obéissance
à l’épiscopat catholique tel que je le conçois (c’est-à-dire sédévacantiste).
Alors que tout le monde pensait autrement. Il avait menti.
[8] - Le prêtre interrogé sur
le secret de confession répondra : « Je ne sais pas. »
[9] - Itinéraires,
n. 75, Juillet-août 1963.
[10] - En
décembre 1967, le père Calmel écrivait à l’abbé Dulac : « Pour chaque
constitution, décret, déclaration, je demande l’adjonction de définitions et
d’anathématismes comme toujours. Tant que ce n’est pas fait, je n’ose pas me
réclamer de ces textes mous et ployables diversement » (lettre du 2
décembre 1967).
[11] -
Rapporté par Dom Gérard Calvet, sermon pour le dixième anniversaire de la mort
du Père Calmel, à Saint-Pré, le 3 mai 1985.
[12] - Pour les germanophones,
voir Joseph Pieper, Die Macht der Sprache.
[13] - Père Calmel, O.P.,
« De la référence à la Somme
théologique », Itinéraires,
n. 172, avril 1973, p. 14.
[14] -
C’est le fait de la presse ralliée (Présent,
La Nef, L’Homme nouveau, etc..) qui s’évertue à créer et à entretenir le
mythe d’un pape Benoît XVI traditionaliste, comme elle le faisait déjà de
Jean-Paul II, en ne publiant que les vérités qu’il peut dire, mais en omettant
les énormes erreurs qu’il professe par ailleurs, et sans montrer comment les
vérités elles-mêmes sont les parties intégrales d’un système destructeur de
l’Église.
[15] - C. 1325, § 1 : Fideles Christi fidem aperte profiteri tenentur quoties eorum
silentium, tergiversatio aut ratio agendi secumferrent implicitiam fidei
negationem, contemptum religionis, injuriam Dei vel scandalum proximi.