mardi 9 janvier 2018

Le bien commun (Partie III)

Voici une très belle considération de l'abbé Chazal sur les parties "faibles" d'un corps social. Il n'est pas rare dans les milieux de la Tradition (voir certaines congrégations religieuses) de ne considérer valables que les grands bourgeois argentés et la noblesse à belles particules. C'est oublier la complémentarité de toutes les âmes dans la société chrétienne.

III- LA PARTIE FAIBLE EST-ELLE UNE GÊNE POUR LE BIEN COMMUN?

- Objection I : Être gentil et miséricordieux fait pleurer dans les chaumières et vaut bien quelque chose, mais dans la vie réelle, ce qui est faible et déficient ne se maintient pas, freine l'ensemble et laisse forcément la place à ce qui est achevé, pour le progrès de l'espèce et de la civilisation. 

-Objection II : La peine de mort n'est-elle pas le retranchement de la partie faible pour le bien commun? 

-Objection III : N'est-il pas plus utile à la société de se concentrer sur ses élites, quitte à ce que ces élites recherchent ensuite le bien des plus faibles. Charité bien ordonnée commence par soi-même. 


Il est de la nature de l'acte (ou perfection) d'agir abondamment : agir par indigence est le fait d'un agent imparfait, déterminé à agir ou pâtir. Mais cela ne convient pas à Dieu. Aussi Dieu, [l'Acte pur], est absolument libéral, agissant non pour son utilité mais pour sa bonté. (I, 44,4, 1). 

Agir est-il autre chose que communiquer sa propre forme? Une forme parfaite tend naturellement à entrer en communication avec une forme faible ou inachevée selon cette amitié ou fondement de l'ordre entre les parties de la Cité, (Cf. Intro. Chap. II), ce désir de communiquer une joyeuse similitude. 

Ainsi, la partie forte n'a rien à redouter de la faible; l'œil ne peut pas dire à la main 'je n'ai pas besoin de ton aide' et la tête ne peut pas dire de même aux pieds: 'vous ne m'êtes pas nécessaires.' Bien au contraire, ceux qui apparaissent comme les membres les plus infirmes du corps sont plus nécessaires et les membres que nous pensons être les plus ignobles de notre corps sont entourés d'un honneur plus abondant; et les choses honteuses en nous ont une plus grande bonté. 

Les choses de valeur en nous n'ont besoin de personne, mais Dieu a ainsi tempéré le corps en rendant plus d'honneur à celui auquel manque quelque chose, de telle sorte qu'il n'y ait point de schisme dans le corps, mais que tous les membres aient de la sollicitude les uns envers les autres. 

Tout est dit dans St Paul (I Cor. XII, 21-25): la partie faible est inévitable et, qui plus est, elle est beaucoup plus qu'un problème à régler. Elle est l'occasion pour le bien commun de toucher à sa perfection. En effet, ce qui est déjà parfait ne connaît pas d'augmentation, si ce n'est en diffusant sa bonté sur ce qui réclame de l'assistance à cause de sa faiblesse (I, 103, 6, c). 

Ce qui est faible et vil chez nous ne l'est pas au point où rien ne puisse être fait pour l'élever. L'homme garde toujours une petite étincelle qui peut être ravivée par l'action des meilleurs et la faiblesse connaît des retournements. Autrement, il faudrait croire en une guerre perpétuelle des puissants contre les faibles, un chaos indéfiniment tyrannique, tel que la civilisation Maya. 

Comme l'indiquent les codes de chevalerie, le rôle du fort est de se pencher sur le faible, au lieu de s'isoler et de croupir narcissiquement. 

Les hommes ne sont pas tous forts au même moment et leur force se situe entre deux moments de faiblesse, l'enfance et la vieillesse. Rien ne leur donne plus d'énergie que de savoir qu'ils seront entourés et protégés dans leurs moments ultérieurs de faiblesse, à l'inverse de la froideur régnante. 

En outre, toutes les parties portent leurs faiblesses particulières. Il y a certes des parties plus fortes que les autres; mais, comme pour le corps, le chef a ses vulnérabilités et dépend de la partie faible. Si l'obscur pancréas cesse de travailler, le chef aura tôt fait de mourir. Le bien commun est une organicité (cf. art. I). 

Tout l'art du gouvernement des hommes est là : produire un bien commun à partir d'une collection d'agents comportant chacun leurs propres défauts, limitations et courtes vues. La Providence excelle dans le choix de tels instruments, à tel point que St Paul dit que la puissance atteint sa perfection dans la faiblesse. Virtus in infirmitate perficitur

Ainsi, les faiblesses mutuelles nous incitent à rentrer plus étroitement en société, à cause de la recherche du soutien mutuel. Bien utilisées, elles renforcent l'unité, ce bien premier de tout État (et de tout être). 

- Réponse I : C'est le lion et le rat de La Fontaine. Des personnalités obscures sont souvent choisies pour rendre des services inestimables au bien commun. 

- Réponse II : La peine de mort est un châtiment que l'on inflige à contrecœur, parce que l'on craint un grand danger pour les autres parties faibles, parce que telle partie est incurable et risque de gangrener le corps social; ou qu'il n'y a pas d'autre moyen de lui faire réaliser préventivement la portée de ses actes mauvais. 

- Réponse III : D'où viennent les élites assez souvent? D'un grand échantillon de personnes médiocres, à tel point que l'on pourrait dire que faire de l'élitisme consisterait à travailler la pâte de la population jusqu'à ce que la magnanimité se lève en son sein. Si elles pourrissent dans une vaine complaisance, les élites finissent par être elles-mêmes retranchées. Elles s'exercent au contraire par la sollicitude envers les faibles et gardent ainsi fraîcheur et éclat.