dimanche 31 décembre 2017

Le Bien Commun

Le monde moderne ne sait plus ce qu'est une société normale. Encore moins certaines notions comme le bien commun, l'autorité et l'obéissance. De là les graves erreurs pratiques que nous subissons actuellement au niveau des états, de l'Eglise Officielle et même au sein de la Tradition Catholique dont la tendance actuelle (FSSPX) est d'insister sur l'autorité et la structure au lieu de rappeler que la Foi prime moralement sur l'autorité et la structure. Aussi avons nous choisi de publier en 4 parties toute la question du Bien Commun traitée magistralement par M l'abbé Chazal. 
Dans cette première partie l'abbé nous donne la définition du Bien Commun, bien supérieur de toute société humaine.

Source : "La cité oubliée" (Manuel pour reconstruire la civilisation) par M l'abbé Chazal aux éditions St Agobard
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Le bien commun, voilà l’étoile polaire !  Mgr Lefebvre

LE BIEN COMMUN


La Cité est une forme d'amitié; et aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un. Soit.

Ce bien que la société politique recherche, est la vie bonne de ses membres, en leur donnant tous les moyens pour vivre et vivre bien.  L’amitié politique, c'est vouloir la vie bonne des membres de la Cité.

L'arrivée effective à cette vie bonne dépend ainsi de l'idée correcte qu'on s'en fait, ce qui suppose une notion vraie de la nature humaine, de sa vie, de sa perfection, de son bonheur (VII poli, 2) :
Il faut que l'homme fasse tout son possible pour vivre selon le principe le plus noble de tous ceux qui le composent. Ce principe est ce qui est le plus propre à l'homme, or pour l'homme, ce qui lui est le plus propre est la vie de la raison (ou intellect), puisque la raison est vraiment tout l'homme; et par conséquent la vie selon la raison est la plus heureuse que l'homme puisse mener.

Il fut un temps où les hommes agissaient en conséquence; répartissant leurs actions en trois domaines : le faire, l'agir et la contemplation de la vérité.


Le bien recherché par les artisans (au sens générique),  la production matérielle, était destiné à fournir aux hommes d'action les moyens d'assurer un autre bien, la tranquillité et la justice.

Les efforts de ces deux États préparaient l'éclosion d'un fruit ultime et parfait : la connaissance du vrai; la jouissance du beau et du bien qui font la perfection de la créature rationnelle.  La production de ce fruit était dévolue à l'élite contemplative de la société, élite au sens large, contemplative et enseignante (monastères, universités ...) ; les autres hommes n'étant dispensés ni du désir ni du pouvoir de connaître. La Chrétienté n'est alors rien d'autre que la projection sociale de la sainteté individuelle. (Meinvielle,  De Lammenais  à Maritain).  La Cité devient alors une Cité de sanctification, la Cité du repos même de Dieu (Cant. Eccl.).

Après avoir donné sa direction à la société occidentale, cette conception de la perfection humaine finira par ployer sous des objections qui, dans la pratique, prendront la forme de révolutions.

Le produit fini est une Cité où tout conspire à saper la contemplation (Bernanos).

I - LE BIEN COMMUN ENGLOBE-T-IL TOUT L'HOMME?

Objection I : Le bien ou la fin pour laquelle les hommes s'unissent en société est la conservation de la propriété privée (John Locke).  Les autres richesses que peut nous fournir la société existent, certes, mais elles sont incertaines et ne font plus l'objet d'une lutte aussi acharnée que celle qui se livre dans la poursuite des choses concrètes. Soyons réalistes!  Le rôle de l'État est d'assurer que les hommes fassent un maximum de business ensemble. Burke atténuera un brin cette orientation dans ses écrits au siècle suivant.

D'autre part, cette idée de mettre la vertu au sommet, est un peu ridicule, ou bonne pour les études classiques et les jolis discours politiques. Dans le monde réel, il n'y a que la réalité empirique qui pèse quelque chose, avec le succès pour seul juge, pas la morale.

Objection II : Le bien ou la fin pour laquelle les hommes s'unissent en société est la garantie du maximum de « libertés et de droits individuels» : la richesse ne doit pas simplement exister, mais être aussi répartie en fonction des droits de chacun. La garantie de ce maximum de droits passe par la répartition égale de ceux-ci par les pouvoirs publics et le concours de tous les citoyens, à tel point que Montesquieu identifiera l'amour de la patrie à l'amour de l'égalité.

Objection III : Le bien ou la fin pour laquelle les hommes s'unissent en société est la conservation de l'État: les droits individuels ne peuvent exister que s'il y a quelqu'un pour les faire respecter. En outre, Seul dans l'État l'homme a une existence rationnelle ... l'homme doit tout à l'État, dit Hegel, qui ajoute que celui-ci est la fin absolue en soi, Dieu présent sur terre, la volonté même de Dieu.

Définir l'homme comme un animal politique exprime ce besoin inné qu'il a de connaître et d'agir avec ses semblables, mais aussi la nécessité de la société politique pour l'obtention de son bonheur (I Eth 2). Le bonheur est son bien suprême, parce qu'il est voulu pour lui-même, jamais en vertu d'autre chose, jamais pour servir un autre besoin (I Eth 4).

Ce bonheur, œuvre propre de l'homme, est une activité de l'âme dirigée par la vertu parfaite (id.), qui établit cette harmonie des facultés dont l'âme se délecte et ce repos dans la joie du bien parfait, même si tout n'est jamais parfait ici-bas.

Cette réalisation et [cet] usage parfaits de son excellence (VII Pol 13), est la vertu (arétè) :  … Le but de la politique [ ..] est le plus élevé de tous; et son soin principal est de former l'âme des citoyens et de leur apprendre, en les améliorant, la pratique de toutes les vertus. ( I Pol 7) La fin du rassemblement d'une multitude consiste à vivre selon la vertu;  car les hommes se rassemblent pour vivre bien ensemble ... et une vie bonne est une vie selon la vertu; donc la vie vertueuse est la fin de la société humaine. (de Reg I, 14).

Etre vertueuse pour une Cité, dit Aristote, n'est en rien le fruit du hasard, mais de la nature, de l'habitude et de la raison (VII Pol 13).  Une cité est vertueuse quand tous les citoyens (participants à la vie politique) sont vertueux collectivement, même si la vertu de tous dépend de la vertu de chacun. Or une vie vertueuse, collectivement ou individuellement, suppose une vie pourvue d'assez de moyens pour qu'on puisse prendre part aux actes conformes à la vertu. Partant chacun à la chasse au bonheur d'une manière différente avec des moyens différents, les peuples créent divers modes de vies et diverses constitutions. (VII Pol)

Le rôle du souverain se trouve défini : rassembler organiquement une multitude de moyens, d'éléments spécifiquement distincts (II Pol 2), tous interdépendants et fonctionnant harmonieusement. Aristote énumère une liste d'éléments sans lesquels la cité ne saurait être autarciquement heureuse:
o De quoi se nourrir : paysans.
o Des métiers (vivre demande beaucoup d'instruments) : ouvriers, artisans.

o Des ressources abondantes : riches.
o Des armes ( contre les rebelles et les ennemis extérieurs et intérieurs) : militaires, policiers.
0 Des magistrats chargés de ce qui concerne l'intérêt général et les affaires judiciaires entre  citoyens, «fonction la plus nécessaire» : juges.
0 Des instances religieuses (« de première importance » : prêtres.

Cette liste (VII Pol 8) n'est pas exhaustive, mais elle montre que l'existence et l'entente de catégories hétérogènes de personnes sont nécessaires pour qu'un bien commun puisse se produire. Tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres qui se prêtent un secours mutuel et dont chacun opère selon sa mesure d'activité, grandit et se perfectionne dans la charité. (Eph. IV, 16).

Le retrait d'une seule de ces instances ne peut qu'être fatal, on le perçoit très visiblement dans les questions sociales. Le refus égalitaire ou oligarchique de l'hétérogénéité des ordres sociaux est à l'origine de toutes les constitutions boiteuses évoquées par Aristote dans son deuxième livre de la Politique.

L'univers ne serait point parfait, s'il n’y avait dans les êtres qu'un seul degré de bonté (1, 4 7, 2, c). On plafonnerait pour ainsi dire, à un niveau banal de bonté, tout se réduisant à une même espèce d'être. La bonté de l'animal ne serait-elle pas détruite si toute partie de son corps avait la dignité de l'œil? (ibid.) Fort heureusement la nature est hiérarchisée en divers ordres ascendants, magnifiquement articulés entre eux. A contrario, dit Cicéron, quand les Athéniens ne firent plus rien qu'à coup de décisions et de décrets populaires, leur État avait perdu ce qui faisait sa beauté, puisqu'ils avaient renoncé aux degrés de dignité qui mettent chacun à sa place. (de Republica 1, 27).

La vraie Cité ne cherche l'intérêt d'aucun ordre particulier, fût-il noble, riche ou majoritaire, parce qu'avec l'inégalité naturelle, une égalité de proportion demeure par rapport au tout (1, 47, 2, 2). Ierusalem quae aedificatur ut Civitas, cuius participatio in idipsum, chantait David.

Une constitution fausse se base ainsi sur une conception limitée du Justum politicum.

Le bien politique ne consiste pas enfin à habiter en un seul lieu, à se marier entre familles, à s'entendre sur le plan commercial, à contracter des alliances défensives. Toutes ces choses-là sont bien entendu nécessaires pour qu'une Cité fonctionne, mais elles ne constituent pas à elles seules une union politique parfaite, parce que tout en contractant des alliances, les membres gardent les mêmes relations qu'ils avaient quand ils étaient séparés. (III Pol 9).

L'amitié politique au sens parfait du terme, vise la totalité des biens, non une partie des conditions nécessaires du bonheur. Elle n'est pas non plus une simple accumulation de choses, mais une harmonie entre parties, parce que soustraire aux choses créées leur ordre est les priver de ce qu'elles ont de meilleur; car chacune en elle-même est bonne, mais toutes  ensemble elles sont très bonnes, à cause de l'ordre de l'univers. (CG. III, 69).

Concluons: le bien commun est la perfection rationnelle des parties et du tout social, leur relation organique ordonnée par la vertu intellectuelle et morale, dans une amitié synchronisée par un chef.

Pour être plus concis et philosophique, le bien commun est la réalisation en acte (ou perfection à tout point de vue) de la nature humaine.

Dieu, dit St Thomas, ne se propose que de communiquer sa perfection, autrement dit sa bonté. De son côté, chaque créature entend obtenir sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté divine.  Ainsi, c'est la divine bonté qui est la fin de toutes choses. (1,44,4).

Il y a des définitions approchantes, entre autres, celle de Pie XII : Établissement des conditions publiques normales et stables telles qu'aux individus aussi bien qu'aux familles, il ne soit pas difficile de mener une vie digne, régulière, heureuse selon la loi de Dieu. (Allocution au patriciat Romain, 08.01.1947, EPS. PIN. N°981).

- Réponse I : La prospérité commerciale a quelque chose à voir dans la puissance d'un pays; à un degré moindre que l'art militaire, ce n'est qu'un «primum vivere » politique et c'est à ce titre qu'elle ne doit pas constituer la préoccupation obsessionnelle de l'autorité civile.  L'Histoire (Babylone, Athènes, Carthage ...) est riche en pays aussi opulents que proches de leur fin. Les biens extérieurs ont une limite, comme tout instrument, et c'est la vertu qui rend les gens heureux (VII Pol I). La raison et la volonté de l'homme peuvent rester complètement malades au milieu des richesses. Il est faux de croire que l'on peut résoudre les problèmes de société que sont l'abrutissement des esprits et les comportements délétères, par de seuls moyens économiques (selon l'expression anglo-saxonne, to throw money at a problem). Au mieux, cela les retarde ... ou alors il faudrait prouver que l'homme est un animal de consommation!

Par rapport au deuxième volet de l'objection, concédons que des hommes sans scrupules réussissent une carrière politique, mais, pour y parvenir, il leur a fallu deux choses : que tout le monde ne triche pas, parce que si tout le monde trichait, les tricheurs n'auraient rien; et un système judiciaire déficient. C'est pour cela que les bonnes lois combattent la triche.

- Réponse II : Fixer un système égalitariste du droit met hors jeu les hommes qui sont naturellement les plus capables de servir le bien commun : l'élite. Et comme les élites existeront malgré l'idéologie, elles deviendront plus rapaces que jamais dans la jungle égalitaire.

En outre, proclamer l'égalité du droit ne précise en rien ce qui doit faire l'objet de celui-ci : le vrai, le bien et le beau ou le n'importe quoi. Dans la mesure où le sacro-saint individu, ou son représentant, a daigné faire un choix dont il n'a à répondre que devant lui-même, les pires horreurs lui sont permises.

- Réponse III :  L'État n'est pas bon à tous les coups. Il peut être mauvais, voire criminel s'il tombe entre de mauvaises mains. Il ne se confond pas, non plus, avec la Cité, dont il n'est qu'un agent d'organisation et de mouvement. Par conséquent il n'est pas un absolu.


Ce n'est pas à l'État que l'on pense d'abord quand on se réunit en société; on ne se réunit pas en société pour faire société ou dans le seul but d'étendre l'autorité d'un État (ce qui serait despotique (VII Pol), mais pour que la société entre personnes produise le fruit d'une bonne société. L'État, pour important qu'il soit, a plus une raison efficiente que finale; et il ne faut pas croire non plus que c'est une taille de Léviathan ou de Moloch qui le rendra efficace.