lundi 7 octobre 2013

Pourquoi j'ai refusé de me mettre entre leurs mains, Mgr Lefebvre - Controverses n° 0 de septembre 1988

La Porte Latine a récemment republié ce texte de Mgr Lefebvre, dans lequel le fondateur de la FSSPX dait le point sur la reprise d'éventuelles discussions avec Rome.

Il y a 25 ans, pour le numéro 0 de « Controverses », Mgr Lefebvre a bien voulu parler avec sa franchise habituelle des derniers événements touchant au milieu traditionaliste juste après le sacre des évêques et répondre aux différentes questions que de nombreux fidèles se posaient. [in Le Rocher n° 84 d'août-septembre 2013 - Revue officielle du District de Suisse de la FSSPX]


Controverses : Monseigneur, les sacres que vous avez faits le 30 juin dernier ont suscité beaucoup de remous. Curieusement, ce ne sont pas les fidèles « silencieux », mais les principaux porte-parole des diverses associations traditionalistes qui ont manifesté leur réprobation à votre décision d'assurer l'avenir de la Tradition. Comment expliquez- vous leurs déclarations d'attachement indéfectible au siège de Pierre ?

Mgr Lefebvre : A vrai dire, je ne vois pas très bien quelles sont ces associations traditionalistes qui ont manifesté leur réprobation pour les sacres. En général, les personnes qui ont manifesté leur réprobation n'étaient pas entièrement avec nous et ne fréquentaient pas nos oeuvres, mais avaient une certaine sympathie pour la Tradition, en même temps qu'elles professent une soumission inconditionnelle à Rome. Il faut absolument savoir qu'aujourd'hui Rome est au service de la révolution et donc terriblement antitraditionaliste.
C'est pourquoi j'ai refusé de me mettre entre leurs mains. Ils ne voulaient ni plus, ni moins, qu'en reconnaissant mes erreurs, je les aide à continuer leur révolution dans l'Eglise. Tous ceux qui nous ont quittés ne se rendent pas compte de cette situation et croient à la bonne volonté et à la rectitude de pensée des évêques ou cardinaux romains. Rien n'est plus faux ! Ce n'est pas possible qu'ils nous entraînent dans la révolution, disent ceux qui rejoignent le pape et ses évêques. Eh bien, c'est exactement cela qui se passera !

Controverses : Dans des journaux comme « 30 Jours dans l'Eglise » et dans « Le Monde », « Vie actuelle » et d'autres encore, les cardinaux Ratzinger et Oddi ont accordé des interviews où ils admettent, pour ne citer que le cardinal Oddi, que « vous n'aviez pas eu tort sur toute la ligne ». Ce qui fait dire à certains qu'il y a un certain changement au sein de la curie romaine. Quel est votre avis ?

Mgr Lefebvre : Si on lit bien l'interview du cardinal Ratzinger, il faudra dorénavant prendre garde de bien appliquer le concile, de ne pas se tromper dans son application et de faire attention de ne pas répéter les erreurs qu'on a pu commettre. Il ne parle pas d'en changer les principes.(1)
Même s'il en vient à admettre que les fruits du dernier concile ne sont pas ceux qu'il attendait, il opte pour en reprendre les principes de base et faire en sorte qu'ainsi il n'y ait plus de difficulté à l'avenir. Ils n'ont donc pas compris ce que signifie le retour à la Tradition que nous réclamons et ne veulent par conséquent pas revenir à la Tradition des prédécesseurs de Jean XXIII.


Controverses : On entend souvent ces derniers temps parler de « Tradition vivante ». Quel est selon vous le sens de cette expression ?

Mgr Lefebvre : Eh bien, prenons la condamnation que nous fait le pape dans le Motu proprio (2). Cette condamnation repose sur un mauvais concept de la Tradition. En effet, le pape, dans le Motu proprio, nous condamne parce que nous n'admettons pas la « Tradition vivante ». Mais la manière dont est comprise cette « Tradition vivante » a été condamnée par saint Pie X dans son encyclique « Pascendi » contre le modernisme, parce qu'elle comporte une évolution liée à l'histoire, qui ruine la notion du dogme, défini pour toujours.
La Tradition, selon eux, est quelque chose de vivant et qui évolue. Cette « Tradition vivante », c'est maintenant l'Eglise Vatican II. C'est très grave et ça dénote un esprit moderniste. Cette nouvelle doctrine, car c'est bien de cela qu'il s'agit, est formellement condamnée par le pape saint Pie X. L'Eglise porte avec elle sa Tradition. On ne peut pas dire quelque chose de contraire à ce que les papes ont affirmé autrefois. On ne peut pas admettre une pareille chose. C'est impossible.

Controverses : Est-ce que selon vous c'est la raison pour laquelle depuis une vingtaine d'années il n'y a plus eu d'actes d'infaillibilité ?
Mgr Lefebvre : Pour le Concile Vatican II, le pape Paul VI n'a pas utilisé le principe de l'infaillibilité dogmatique. Il s'est contenté de le déclarer pastoral.
Les papes conciliaires sont incapables d'employer leur infaillibilité doctrinale parce que le fondement même de l'infaillibilité, c'est de croire qu'une vérité doit être fixée à jamais et ne peut plus changer : elle doit rester ce qu'elle est.
Jean-Paul II, plus encore que Paul VI, ne croit pas à l'immuabilité de la vérité.
L'Assomption de la Très Sainte Vierge Marie a été définie par le pape Pie XII en 1950. C'est désormais un dogme immuable. Pour eux, non ! Avec le temps, il y a des explications scientifiques nouvelles, le développement de l'esprit humain, le progrès qui modifient la vérité. Par conséquent, on pourrait éventuellement affirmer autre chose que ce que les papes ont dit. Lors d'une entrevue avec le pape Jean-Paul II, je lui ai demandé s'il admettait l'encyclique Quas primas de Pie XI, sur le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il m'a répondu : « Je pense que le pape ne l'écrirait plus de la même façon ». Voilà nos dirigeants actuels. On ne peut décidément pas se mettre entre leurs mains.

Controverses : Parmi ceux qui ont accepté les propositions du pape, il y a Dom Gérard. Que pensez-vous personnellement de sa décision ?

Mgr Lefebvre : Lors de notre dernière rencontre, il m'a demandé s'il pouvait accepter le protocole que j'ai moi-même refusé. Je lui ai répondu que sa situation n'était pas la même que la mienne, que la Fraternité est répandue dans le monde entier, alors que lui n'est responsable que de son monastère. « Vous pourrez peut-être vous défendre plus facilement. Mais je ne suis pas pour un accord, j'estime qu'actuellement un accord est mauvais. » Et je le lui ai même écrit. Il ne faut plus dialoguer avec les autorités romaines. Elles ne veulent que nous ramener au Concile, il ne faut pas avoir de relations avec elles. Dom Gérard m'a répondu que son cas était différent et qu'il allait quand même essayer. Je ne l'approuve pas. La dernière fois que nous nous sommes vus, je lui ai dit :
« Dom Gérard, vous ferez ce que vous voudrez et moi je dirai ce que je veux. Pour les gens, votre passage sous l'autorité de Rome, c'est votre séparation d'Ecône et de Mgr Lefebvre. Dorénavant, vous chercherez votre soutien auprès d'autres évêques. Jusqu'à présent, vous vous êtes adressé à moi, eh bien, à présent, c'est fini. Je vous considère comme les prêtres qui nous ont quittés. Nous n'aurons plus de relations puisque vous avez des relations avec ceux qui nous persécutent. Vous vous êtes mis en d'autres mains.»
Il y a cinq ans déjà, Dom Gérard a fait une déclaration dans son bulletin pour les bienfaiteurs, dans lequel il disait vouloir s'ouvrir davantage à tous ceux qui ne sont pas comme nous, ne plus demeurer dans la critique stérile, recevoir tout le monde dans l'espoir de les faire participer à la Tradition. C'est ce qu'il a fait, et maintenant il est prisonnier de tout ce monde, de ces écrivains, de la presse, des professeurs, comme Bruckberger, Raspail ; il les a préférés à nous. Il est désormais dans les mains des modernistes.

Controverses : Comment jugez-vous les propositions faites au père prieur du monastère du Barroux ?

Mgr Lefebvre : Pour eux, leur objectif c'est de diviser la Tradition. Ils ont déjà eu Dom Augustin(3), ils ont eu de Blignères(4), et maintenant ils ont eu Dom Gérard. Cela affaiblit d'autant notre position. C'est leur but : diviser pour nous faire disparaître.
Le cardinal Ratzinger a déclaré dans une interview donnée à un journal de Francfort qu'il trouve inadmissible qu'il y ait des groupes de catholiques qui s'attachent à la Tradition, de telle manière qu'ils ne sont plus en concordance parfaite avec ce que pensent tous les évêques du monde. Ils ne veulent pas admettre notre existence. Ils ne peuvent pas nous tolérer dans l'Eglise. Dom Gérard ne veut pas croire tout cela.


Controverses : Marc Dem vient de publier un très beau livre consacré à Dom Gérard et à son oeuvre. Cette sortie semble mal tomber pour le père prieur qui y est décrit comme l'un des piliers de la reconstruction de la chrétienté, fidèle à la Tradition et à Votre Excellence.

Mgr Lefebvre : J'ai félicité Dom Gérard pour ce livre et il m'a répondu : « Ne me parlez pas de cela, je ne veux pas en entendre parler, ce n'est pas moi qui l'ai fait, c'est Marc Dem. » Tout cela parce que Marc Dem a présenté Dom Gérard dans sa première forme de combattant et de lutteur de la foi.


Controverses : Les contacts avec Rome ne sont pas rompus. Il paraîtrait même que des discussions pourraient reprendre cet automne. Pouvezvous nous en parler ?

Mgr Lefebvre : Ce sont des inventions. Si jamais il y a de la part de Rome une volonté de reprendre les conversations, c'est moi cette fois qui poserai les conditions. Comme l'a dit le cardinal Oddi : « Mgr Lefebvre est en position de force. » C'est pourquoi j'exigerai que la discussion porte sur des points doctrinaux. Qu'ils en finissent avec leur oecuménisme, qu'ils redonnent son vrai sens à la messe, qu'ils redonnent la vraie définition de la foi, qu'ils redonnent la vraie définition de l'Eglise, qu'ils rendent à la collégialité son sens catholique et ainsi de suite.
J'attends d'eux une définition catholique et non libérale de la liberté religieuse. Il faut qu'ils acceptent l'Encyclique Quas primas sur le Christ-Roi, et le Syllabus (Pie IX). Il faut qu'ils acceptent tout cela, car c'est dorénavant la condition de toute discussion nouvelle entre eux et nous.

Controverses : En conclusion, après tous les événements de cet été, quels conseils donnez-vous à vos fidèles ?

Mgr Lefebvre : Le seul objectif que doit avoir devant les yeux le fidèle, c'est le règne universel de Notre Seigneur Jésus- Christ sur les individus, sur les familles, sur les cités ; il n'y a pas d'autre religion qui subsiste devant ce règne.
Si je venais à enseigner autre chose que cela, il ne faudrait plus me suivre. Comme le dit saint Paul : « Si un ange du ciel ou si moi-même vous enseignons une autre doctrine que celle que je vous ai enseignée autrefois, ne me suivez pas, faites-moi anathème. » Le bon sens catholique de nos fidèles a fait que 90% – et même plus encore selon moi – continuent à nous suivre.

Propos recueillis par Eric Bertinat (Entretien paru dans "Controverses" N° 0 – septembre 1988)

Source : Le Rocher n° 84 de d'août-septembre 2013


Notes du Rocher n° 84 d'août-septembre 2013
(1) C'est ce qu'a confirmé le pontificat de Benoît XVI, qui n'a eu de cesse de défendre cette même ligne.
(2) « A la racine de cet acte schismatique, on trouve une notion incomplète et contradictoire de la Tradition. Incomplète parce qu'elle ne tient pas suffisamment compte du caractère vivant de la Tradition qui, comme l'a enseigné clairement le Concile Vatican II, "tire son origine des apôtres, se poursuit dans l'Eglise sous l'assistance de l'Esprit-Saint : en effet, la perception des choses aussi bien que des paroles transmises s'accroît, soit par la contemplation et l'étude des croyants qui les méditent en leur coeur, soit par l'intelligence intérieure qui'ils éprouvent des choses spirituelles, soit par la prédication de ceux qui, avec la succession épiscopale, reçurent un charisme certain de vérité". Mais c'est surtout une notion de la Tradition, qui s'oppose au Magistère universel de l'Eglise lequel appartient à l'évêque de Rome et au corps des évêques, qui est contradictoire. Personne ne peut rester fidèle à la Tradition en rompant le lien ecclésial avec celui à qui le Christ, en la personne de l'apôtre Pierre, a confié le ministère de l'unité dans son Eglise. » (Lettre apostolique « Ecclesia Dei » du pape Jean-Paul II, sous forme de Motu proprio, du 2 juillet 1988, no 4)
(3) Dom Augustin-Marie Joly (1917– 2006), fondateur de l'abbaye Saint-Joseph de Clairval, à Flavigny, reconnue comme monastère de droit diocésain le 2 février 1988.
(4) Le P. Louis-Marie de Blignières a fondé la Fraternité Saint-Vincent Ferrier en 1979. En 1987, cette communauté de la mouvance traditionaliste, « se rendant compte que leur position doctrinale sur la question de la liberté religieuse au concile Vatican II n'était pas juste », fait des démarches à Rome pour essayer d'obtenir la reconnaissance canonique. A la suite des sacres de 1988, leur petit groupe a été reconnu comme Institut religieux de droit pontifical. (cf. P. Dominique-Marie de Saint Laumer, nouveau prieur de la Fraternité Saint- Vincent Ferrier depuis septembre 2011, in La Nef no 239 juillet-août 2012)